Par Lina Benchekor,

Cet article est un working paper rédigé à la suite d’un premier terrain réalisé en 2023 grâce à une bourse de recherche du CJB, en première année de recherche doctorale.

Entre contestation et institutionnalisation : Parcours différenciés de militantes engagée dans le M20F

Le mouvement du 20 février 2011 (M20F) a vu l’émergence d’une dynamique protestataire inédite au Maroc[1]. Dans le sillage des dits « printemps arabes », une partie de la jeunesse marocaine a montré son désir de changement et sa volonté d’initier une transformation politique et sociale. Depuis cette période d’effervescence, de nombreux participants au M20F se sont reconvertis vers de nouvelles formes de participation citoyenne, parfois pour la réinventer. De plus, de nouveaux réseaux d’interconnaissance et d’amitié ont émergé des coalitions qui se sont mises en place en 2011 rassemblant des militants issus des gauches et extrêmes gauches, militants islamistes et indépendants[2]. De ces rencontres, des initiatives nouvelles ont vu le jour sous des formes diverses : ONGs, mouvement étudiant, luttes féministes[3], etc. Loin des logiques partisanes ou onusiennes d’aide au développement certains ont opté pour des projets plus alternatifs comme la création d’une ferme autosuffisante sur la base d’un fonctionnement horizontale, autogestionnaire et écologiste. Certains ont quitté les structures partisanes pour créer leur propre collectif féministe et démocratique alors que d’autres encore sont restés fidèles à leurs organisations et se sont présentés sur les listes électorales locales. En effet, les individus et les groupes qui ont constitué le « M20F » (militants, partis politiques, associations, artistes, journalistes) ont suivi des chemins bien distincts tout au long de la dernière décennie. Entre désengagement, institutionnalisation et contestation, les « 20 févriéristes » ont adopté des modes d’action variés et poursuivi des objectifs différents. Si pour certains, l’enjeu est de changer les choses de l’intérieur du « système », pour d’autres, la priorité est de transformer la société et d’agir en son sein à travers le travail associatif et culturel ou même en créant d’autres façons de faire communauté. S’il parait tentant de classer les participants au M20F selon des parcours de « désengagement », « reconversion », « institutionnalisation », la réalité nous impose d’aller au-delà de ces catégories figées pour observer la fluidité des positionnements que peuvent adopter ces militants selon les contextes et les causes défendues. Ainsi les acteurs peuvent recourir à des répertoires d’action différents d’une période à une autre selon leurs ambitions personnelles mais aussi les contraintes conjoncturelles, professionnelles et familiales qui s’imposent à eux. Au-delà des distinctions émiques entre activistes dits « honnêtes » d’une part et « opportunistes » d’autre part, ce papier vise à analyser les positionnements des militants du 20 février entre politique instituée et arène protestataire[4], depuis 2011.

Pour cela nous nous appuyons sur les résultats préliminaires d’une enquête de terrain menée au Maroc en 2023, soit douze-ans après le début du mouvement du 20 février, dans les villes de Rabat, Casablanca et Safi. Ces villes ont été sélectionnées pour diverses raisons. Tout d’abord, Rabat, capitale administrative du Maroc semble incontournable pour comprendre les dynamiques et les enjeux politiques du 20 février. Ville de pouvoir, Rabat est la plus médiatisée et constitue de ce fait l’espace privilégié des contestations, notamment des mobilisations des diplômés-chômeurs[5]. Ensuite Casablanca est la plus grande ville du Maroc et le poumon économique du pays. La métropole a connu un mouvement de grande ampleur, rassemblant des citoyens issus de différents mondes sociaux et organisations politiques. A une heure de train de Rabat, les deux villes sont très connectées. Les militants circulent entre ces deux grandes agglomérations et constituent un large réseau d’individus et d’organisations allant des partis politiques nationaux aux associations et ONGs. La troisième ville de cette enquête présente d’autres caractéristiques. Située sur la côte atlantique à environ 250km au sud de Casablanca, Safi est une ville portuaire minière. Ancienne ville industrielle, elle connait aujourd’hui un important taux de chômage et l’essor d’une société civile dense répondant ainsi au manque de services publics. En 2011, Safi a connu des mouvements importants relevant du M20F et du mouvement des diplômés-chômeurs. Pendant plusieurs mois, trois manifestations convergeaient dans le centre-ville, et deux militants ont perdu la vie lors de ces mobilisations, Kamal Ammari et Mohamed Bouderoua[6]. Ces morts ont marqué la mémoire militante locale et nationale et continuent de mobiliser certains groupes.

Notre échantillon se compose aussi bien de militants aguerris dont les engagements avaient précédé le 20 février que de citoyens primo-engagés dans le M20F ; certains sont de gauche, d’autres féministes ou encore islamistes. Les entretiens prennent la forme de récits de vie autour des axes suivants : l’engagement militant, le parcours scolaire, la vie professionnelle, la vie familiale, le rapport à la religion, etc.

À partir de récits de vie collectés auprès d’une soixantaine de participants au M20F dans les trois villes mentionnées cette recherche s’intéresse aux « carrières militantes »[7] de citoyens ayant pris part à ces mobilisations. Ces parcours militants sont analysés au regard d’un ensemble de caractéristiques sociologiques (genre, âge, niveau de diplôme, classe sociale) et de positionnements politiques et idéologiques (islam politique, libéralisme, gauches et extrêmes gauches). Nous émettons l’hypothèse que les inégalités sociales et géographiques sont structurantes et déterminent fortement les carrières militantes et professionnelles. Ainsi, ce working paper ambitionne de montrer à travers l’analyse des trajectoires individuelles et des réseaux de sociabilité la diversité des initiatives et des formes de participation au débat public et à la politique instituée. Reprenant l’hypothèse d’Héloïse Nez selon laquelle il y aurait « continuum des comportements de participation, de l’action collective contestataire aux institutions participatives, en passant par des organisations de la démocratie représentative comme les partis politiques »[8] nous souhaitons montrer à partir des trajectoires de vie de quatre militantes du 20 février comment ces dernières multiplient les engagements constituant des ponts entre différents espaces et mondes sociaux.

Variations biographiques et multi-positionnements militants

Il est intéressant d’observer que chez un certain nombre de militants du 20 février, la poursuite de l’engagement se fait à travers la poursuite des études dans des domaines spécifiques comme le droit et les sciences sociales mais aussi à travers des carrières qui font écho aux croyances et aux convictions : enseignement dans la fonction publique et travail associatif ou travail social. Beaucoup voient dans les études la voie de l’épanouissement, d’une construction intellectuelle voire un espoir d’ascension sociale. Ce choix des études universitaires est un point commun entre les différents types de trajectoires que nous allons exposer ci-dessous. Cela dit, en parallèle des études et des formations, les militants multiplient les activités professionnelles et militantes.

Baya était militante au sein d’un parti politique de gauche depuis quelques années au moment du 20 février[9]. Étudiante, elle prend part au mouvement et s’y engage pleinement. Pendant plus d’un an sa vie tourne autour du mouvement. En effet, au même moment elle se marie avec un militant dont elle se séparera en 2013. Ainsi, dans les années qui suivent, Baya passe par une période de dépression et prend ses distances avec le milieu militant. Ce n’est pas une période de désengagement mais de mise en veille durant laquelle elle se repose pour reprendre des forces et réalise un réel travail psychologique et émotionnel[10]. Elle se concentre sur elle-même et ses études. Elle décide alors de créer une nouvelle structure alliant deux questions essentielles à ses yeux : les femmes et la démocratie. Elle y milite avec des femmes dans un cadre différent des organisations traditionnelles. Aujourd’hui, elle travaille au sein d’une association spécialisée sur les questions migratoires. Cette activité associative lui permet de gagner sa vie en parallèle de ses études de troisième cycle. En plus de ces engagements au sein de structures formelles : d’abord parti politique, association, collectif, elle s’est solidarisée avec le hirak du Rif dès le début du mouvement. À la suite de l’arrestation des leaders de la contestation, Baya a suivi les procès de près en assistant à l’ensemble des audiences au tribunal de Casablanca. Elle s’est mobilisée en soutien aux mères des prisonniers et continue d’aider les familles et de les soutenir moralement. Elle alterne ainsi entre des formes d’engagement institutionnalisées et informelles.

Une deuxième militante, Nezha[11], est aujourd’hui engagée dans le combat féministe. Pour reprendre la typologie d’Emmanuelle David, cette militante fait la jonction entre deux générations de féministes : celle des années 1980/1990/2000 dite « institutionnelle » et institutionnalisée et celle post-2011 avec des collectifs informels et autogérés. Ainsi, d’une certaine manière, cette militante se positionne comme une féministe contestataire située à l’intérieur de l’arène politique institutionnelle. En tant que militante et mère célibataire qui manifeste sa critique du mariage, elle s’est battue tout au long de son parcours pour la reconnaissance de son statut et l’acquisition de droits pour les mères célibataires. Son engagement politique se manifeste jusque dans les administrations pour obtenir un document ou dans un taxi lorsque le chauffeur critique son mode de vie. Elle s’est engagée dans le mouvement du 20 février alors qu’elle était jeune maman. Elle a fait un master et souhaiterait poursuivre en thèse. Elle est très active au sein des réseaux féministes et sur les réseaux sociaux. Elle porte un discours féministe et aborde les questions liées à la sexualité, la maternité ou encore l’avortement. Elle gagne sa vie en tant que consultante et travaille dans différents types de projets, pour des organisations onusiennes, en tant que médiatrice, journaliste, créatrice de contenu, entrepreneuse. Elle a différentes casquettes et un réseau important. Tout en restant active et engagée dans des associations féministes, elle se positionne à l’intérieur du jeu politique et tente d’avoir un impact sur les lois et les institutions. A travers des actions contestataires, des discours percutants, elle s’engage pour changer les modes de pensée, la société, le système tout en respectant les lignes rouges. Le militantisme de Nezha se niche dans les interstices du pouvoir. À ce propos, Hibou et Tozy écrivent : « D’une part, ces modalités plurielles de gouverner offrent des marges de manœuvre à l’État comme aux acteurs privés. D’autre part, l’intégration de la dissidence et le maintien de la diversité, voire de l’opposition permettent la régénération du pouvoir par l’existence d’espaces de liberté, partiels et limités, mais bien réels. »[12]. En ce sens, Nezha est une dissidente utile et efficace, aussi bien pour les luttes féministes que pour la monarchie qui démontre par sa tolérance à l’égard de ces mobilisations une image progressiste et moderne. Elle porte des idées critiques mais fait en sorte de rester audible vis-à-vis de la politique institutionnelle afin d’aboutir à des réformes effectives.

Ce que nous montrent ces deux parcours, c’est que la tendance à différencier voire à opposer militants contestataires, radicaux, politiques d’une part et militants associatifs, de la société civile d’autre part, nous empêche de voir la synchronisation d’engagements et de répertoire d’action bien différents. Ainsi, si l’idée selon laquelle les jeunes qui ont appelé à la mobilisation le 20 février 2011 l’ont fait indépendamment des considérations partisanes (même si avec leur soutien) est vraie, l’idée selon laquelle ces derniers « […] s’affirment en quête d’un modèle de participation politique diffèrent de celui proposé par les voies institutionnelles classiques, tels les partis politiques et les mouvements sociaux plus anciens sur la scène marocaine »[13] peut-être remise en question. En effet, il n’y a pas d’opposition ni de rejet de la politique partisane. Si c’est le cas pour certains participants peu convaincus par les structures partisanes, on ne peut pas parler de rejet au profit de la manifestation. En effet, une grande partie des militants rencontrés sur le terrain ont été ou sont toujours membres de partis politiques.

Ces militantes cumulent plutôt plusieurs types d’activités et participent à la fois à des projets institutionnels et des activités contestataires. En jouant sur les deux tableaux elles multiplient les possibilités et tentent d’influer sur les politiques publiques tout en bousculant les croyances et les idées dominantes au sein de la société. Elles sont en ce sens inclassables, multipositionnées dans l’espace public et politique. D’autant plus que les réseaux qu’elles ont constitué à travers ces diverses expériences militantes et professionnelles constituent des ressources pour d’éventuelles reconversions, progressions de carrière, opportunités de travail, de voyages à l’étranger, etc. Cependant, ces trajectoires ne représentent pas la norme et ne peuvent être généralisées. Comme nous le verrons dans la prochaine partie, l’implantation géographique est centrale pour comprendre les opportunités de carrières qui peuvent s’offrir à certaines militantes plutôt qu’à d’autres. Militer depuis les marges n’a ni les mêmes significations ni les mêmes effets sur les parcours de vie. Si dans certains espaces l’engagement peut être largement valorisé, il peut être stigmatisant dans d’autres contextes, provoquant répression et isolement des individus.

Positionnements géographiques et inégalités territoriales

Chaymaa est une militante originaire du Sud-ouest du Maroc. Elle s’est politisée quand elle était adolescente à travers la question amazighe dans une maison de jeunes qu’elle fréquentait en dehors des cours (dar chabab), mais aussi à travers la question palestinienne, et contre l’invasion de l’Irak en 2003. En 2011, elle n’a que 17 ans quand elle prend part au M20F et s’y investit fortement. Elle échoue à l’examen du baccalauréat qu’elle n’obtiendra que l’année suivante. Elle entame des études en sciences sociales à Agadir où elle rejoint une association anticapitaliste et internationaliste. Elle déménage ensuite à Rabat-Salé où elle a d’abord souhaité poursuivre une carrière de journaliste. Déçue par le milieu du journalisme à la suite d’un stage, elle s’installe à Tanger où elle commence à travailler dans une association dont la mission consiste à : « Défendre les droits des usagers et des usagères de drogues en développant des outils et des moyens permettant le respect de leur citoyenneté »[14]. Lorsqu’elle travaillait au sein de cette association, où le rythme était intense et les conditions de travail difficiles, elle a tenté de créer une section syndicale pour défendre les droits des employés. À la suite de ces tractations, la directrice du centre l’a accusée de vol. Elle s’est ainsi faite licenciée. Une fois au chômage, elle s’inscrit en master et suit des cours à la faculté de Kénitra. Au même moment, la réforme concernant la formation des enseignants est engagée par le gouvernement et elle prend part à la mobilisation. Meneuse du mouvement de grève, elle joue un rôle de leader de la mobilisation. Au même moment, elle est arrêtée pour l’accusation de vol dont elle avait fait l’objet et se voit incarcérer. Elle passe deux mois en détention provisoire et finit par être relaxée après avoir fait appel. À sa sortie de prison elle quitte Tanger pour Salé où elle est de nouveau au chômage. Elle est recrutée durant une courte période, comme salariée au sein de l’association dans laquelle elle milite. Cet emploi lui permet de palier aux difficultés financières qu’elle rencontre depuis son licenciement. Son rêve est de devenir enseignante mais elle se sait bannie de la fonction publique en raison de son engagement. Cette affirmation n’est pas anecdotique. Comme Chaymaa, une autre militante originaire de Safi se dit exclue de la fonction publique pour les mêmes raisons.

Zineb, 37 ans est une militante de Safi[15], d’abord au sein de l’Association marocaine des droits humains (AMDH), puis plus récemment, depuis septembre 2022, membre d’un parti politique d’extrême gauche. Son père fut militant de gauche pendant les années de plomb. Il est décédé alors qu’elle était enfant. Elle a grandi dans un environnement marqué par l’organisation à référent islamique Justice et bienfaisance dont sa mère était proche jusqu’à son décès en 2009. Après des études universitaires dans la même ville, elle enseigne dans un établissement privé quand le mouvement du 20 février commence. Dès lors, elle s’investit fortement dans la mobilisation naissante et devient l’une des figures féminines du mouvement à l’échelle locale. Le 27 mai 2011, journée de mobilisation marquée par une forte répression policière, elle est témoin de l’agression de Kamal Ammari qui causera sa mort deux jours plus tard. Dans les mois qui suivent, elle accepte de se rendre au commissariat pour témoigner. Zineb revient sur ce moment à maintes reprises et en parle à différents militants que nous sommes amenées à croiser lors de nos rencontres. Elle leur raconte ce qu’elle a vécu quand elle s’est rendue seule au commissariat de police, la violence de l’agent à l’égard de son témoignage qui lui rétorquait que c’étaient les militants qui étaient responsables de la mort de Kamal Ammari. Zineb reproche aux militants de ne pas l’avoir soutenue dans cette épreuve. Elle expliquait en entretien que ses camarades de gauche ne l’avaient pas accompagnée témoigner car l’affaire avait été récupérée par l’organisation Justice et bienfaisance. Cette dernière, ne l’avait à son tour pas soutenue car elle était considérée comme militante de gauche. Elle dit avoir été abandonnée par les réseaux militants alors même que les pressions qui pesaient sur elle étaient difficiles à porter. Elle affirme que son choix de témoigner lui a beaucoup couté. Selon elle, ce serait la raison de son échec aux concours de la fonction publique. D’après Zineb, elle serait « fichée » auprès des autorités publiques et en conséquence, refusée à l’oral malgré sa réussite aux épreuves écrites du concours de l’enseignement secondaire. Depuis quelques années son état de santé ne lui permet plus de travailler à temps plein. Zineb est diabétique et souffre de dépression depuis plusieurs années. Quand nous l’avons rencontrée à la fin du mois de mai, elle gagnait sa vie en donnant des cours particuliers à des bacheliers. En parallèle, elle finissait une formation de cuisine et était inscrite en licence à l’Université de Nador dans le nord du pays, depuis un an. Maintenue dans une situation de précarité elle loge dans le local de marchandises que lui a prêté une Américaine à qui elle donne des cours d’arabe. Elle souhaite quitter Safi mais ne sait pas encore où aller ni comment.

La situation économique et professionnelle de Zineb est partagée par de nombreux militants, notamment islamistes qui sont exclus de fait de la fonction publique. Pour elle, c’est une situation qui la maintient dans la précarité et l’incertitude et qui rend difficile toute projection dans l’avenir. Elle me parle de son enfermement dans ce qu’elle appelle « sijn el hayat » littéralement la « prison de la vie ». Elle considère qu’elle a de toute façon tout perdu et qu’elle n’a plus rien à perdre. Ce contexte semble avoir motivé son choix de rejoindre un parti politique d’extrême gauche. De plus, elle explique avoir été attirée par le cadre de débat intellectuel et de formation militante que le parti offre à ses membres. Intéressée par la philosophie, elle exprime la volonté de renforcer ses connaissances. A noter que Zineb est voilée depuis l’adolescence. Si elle ne souhaite plus porter le voile aujourd’hui, il est difficile pour elle de le retirer en restant à Safi. Elle porte un turban qu’elle retire dès qu’elle quitte la ville. Ainsi, en rejoignant ce parti politique elle accède à tout un espace de liberté où elle peut être elle-même. Dans le même temps, elle continue de participer à la vie culturelle locale en organisant et en animant des rencontres et conférences, notamment autour de la poésie, du cinéma et de la littérature. Ces activités lui permettent d’entretenir son réseau d’amis et de connaissances et d’échapper à l’isolement dont souffrent un certain nombre d’anciens participants au M20F.

Les deux profils présentés ci-dessus révèlent au-delà de la pluralité des engagements et des positionnements de fortes inégalités au regard des parcours présentés dans la première partie. En effet, Chaymaa et Zineb dont les origines sociales et géographiques sont modestes et marginalisées, rencontrent plus de difficultés à conjuguer engagement politique et carrière professionnelle. Diplômées d’universités périphériques, leurs diplômes pourraient être moins valorisés. Surtout, leur participation au Mouvement du 20 février dans leurs villes respectives, Agadir et Safi, ne leur ont pas permis de constituer les mêmes réseaux que Baya et Nezha dont la centralité et l’accès aux sphères médiatiques, institutionnelles et politiques a été facilité par leur positionnement géographique.

À la différence de ces parcours de militantes aux variations nombreuses, certains militants du 20 février ont des trajectoires plus stables. Ainsi, Mohammed, militant casablancais au sein du M20F, s’est engagé au sein d’un parti politique de gauche et ne l’a plus quitté. Si depuis quelques années son activité au sein du parti est réduite, il reste fidèle à l’organisation, se présente sur les listes lors des élections locales, participe aux rassemblements organisés par le parti ou à l’appel d’organisations de gauche. Pour ces militants, la fidélité au parti s’explique par des parcours de vie peu mouvementés, notamment à travers des carrières professionnelles linéaires dans des domaines techniques (techniciens, ingénieurs) ou au sein de la fonction publique (éducation nationale) et des vies personnelles stables : couple, mariage et parentalité.

Pour conclure, nous avons montré, à travers ces quatre trajectoires de militantes du M20F toujours mobilisées, la dimension dynamique et synchronique de leurs divers engagements. Si ces femmes ont des vies et des carrières différentes, elles ont toutes en commun de multiplier les répertoires et d’être multipositionnées dans les arènes de la politique institutionnelle et oppositionnelle. Il est également important de prendre en compte les choix professionnels et la manière dont la carrière constituent une continuité au militantisme. Entre parcours universitaires, travail associatif et engagements partisans qui s’articulent autour de trois grands axes : droits humains et droits des femmes et des minorités, éducation et culture. La volonté de changement social et politique exprimé en 2011 dans le cadre des manifestations se retrouve ainsi dans l’ensemble des activités menées depuis par ces femmes, y compris dans leurs modes de vie.

[1] Mounia Bennani-Chraïbi et Mohamed Jeghllaly, « La dynamique protestataire du Mouvement du 20 février à Casablanca », Revue française de science politique, 62-5, 2012, p. 867.

[2] Sélim Smaoui et Mohamed Wazif, « Étandard de lutte ou pavillon de complaisance ? », in Amin Allal et Thomas Pierret (éd.), Au coeur des révoltes arabes, Armand Colin, 2013, p. 314.

[3] Emmanuelle David, « Organising as intersectional feminists in the Global South », in Intersectionality in Feminist and Queer Movements, 1re éd., London, Routledge, 2019, p. 101‑120.

[4] Mounia Bennani-Chraïbi, Partis politiques et protestations au Maroc (1934-2020), Presses universitaires de Rennes, 2021.

[5] Montserrat Emperador Badimon, « Les manifestations des diplômés chômeurs au Maroc : la rue comme espace de négociation du tolérable » :, Genèses, n° 77-4, 10 mai 2010, p. 30‑50.

[6] Kamal Ammari est décédé le 02 juin 2011 soit trois jours après son agression par les forces de l’ordre le 29 mai. Mohamed Bouderoua est quant à lui décédé le 13 octobre 2011 en tombant du toit de l’ANAPEC (Agence nationale de promotion de l’emploi et des compétences) lors d’une intervention de police. Voir le rapport de l’AMDH sur les violations des droits humains pendant le mouvement du 20 février.

الجمعية المغربية لحقوق الإنسان, تقرير أولي حول انتهاكات حقوق الإنسان التي تعرض لها نشطاء حركة 20 فبراير و الداعمون له, .2012

[7] Olivier Fillieule, « Carrière militante » :, in Dictionnaire des mouvements sociaux, Presses de Sciences Po, 2020, p. 91‑98.

[8] Héloïse Nez, « La professionnalisation et la politisation par la participation: Trajectoires d’individus et de collectifs à Paris et Cordoue », Revue internationale de politique comparée, 20-4, 2013, p. 29.

[9] Tous les prénoms ont été modifiés afin de garantir l’anonymat de mes interlocutrices.

[10] Arlie Russell Hochschild, « Travail émotionnel, règles de sentiments et structure sociale » :, Travailler, n° 9-1, 1 mars 2003, p. 19‑49.

[11] Plusieurs rencontres en février et juin 2023. Nous n’avons encore jamais réalisé d’entretien formel. Nous retranscrivons nos échanges a posteriori.

[12] Béatrice Hibou et Mohamed Tozy, Tisser le temps politique, Karthala, 2020.

[13] Irene Bono, « Une lecture d’économie politique de la « participation des jeunes » au Maroc à l’heure du Printemps arabe », Revue internationale de politique comparée, 20-4, 2013, p. 145.

[14] Tiré du site internet de l’association.

[15] Entretiens réalisés le 25 mai et 27 mai 2023 à Safi.