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Espace(s) public(s) au Maghreb et au Machrek :
Réflexions croisées autour du vocabulaire, des objets empiriques & des méthodes

Journée d’étude organisée par Anouk Cohen et Clotilde Nouët

Dates : 26 février 2025 au Centre Jacques Berque

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Argumentaire : Depuis les « printemps arabes », les notions « d’espace public » et de « sphère publique » ont été placées au cœur d’un nombre grandissant de recherches en sciences humaines et sociales aussi bien au Maghreb qu’au Machrek. Trois directions principales se dessinent en lien avec des orientations internes à l’idée de publicité : les approches qui, se concentrant sur les villes arabes, s’intéressent à l’urbanité et à l’articulation spatiale du privé et du public (par ex. David 2002, Mermier, 2005, Raymond 2014) avec un regain d’intérêt post-2011 ; celles qui, envisageant la notion à partir de la circulation des idées et de la communication, étudient davantage la production des discours intellectuels, médiatiques, ou des réseaux sociaux (par ex. Eickelman, Anderson 2003 ; Lynch 2006 ; Mermier 2009 ; Gerbaudo 2012 ; Dwonch 2019). Enfin, la notion semble particulièrement utile pour investiguer les modalités de politisation de certaines catégories sociales et les « devenir-révolutionnaire » (Allal, 2011 ; El Chazli, 2012 ; Hmed, 2016 ; Poirier 2013), la circulation des slogans et des graffitis (Carle, Huguet 2015 ; Tripp, 2016 ; Carle, 2020), les liens entre activisme numérique et révoltes (Lecomte, 2013 ; Kim, Lim, 2019).

L’ambiguïté et la polysémie de cette notion n’y sont toutefois pas systématiquement interrogées. Or, l’espace public constitue un objet particulièrement intriguant, et le caractère protéiforme de la notion a été maintes fois souligné (Cefaï, 2017). Les polarités du privé et du public, du public et du secret ; le lien intime entre le discours et la publicité ; l’articulation entre publicité, visibilité, accessibilité ; espace public et religion (par ex. Kerrou, 2002 ; Hoexter, Eisenstadt, Levtzion, 2002 ; Salvatore 2007, Göle 2013), dans des contextes qui n’ont pas été marqués de la même manière par la dynamique de la sécularisation, représentent autant de difficultés qui gagneraient à être réévaluées. Cette journée d’étude propose de les envisager à partir d’une double focale : les rapports entre le concept et les terrains, d’une part ; d’autre part, la question de l’eurocentrisme et de son dépassement au prisme d’études de cas inscrites au Maghreb et/ou au Machrek.

1° Une réflexion semble en effet s’imposer sur les rapports entre le concept et le terrain : quel(s) sens y a-t-il aujourd’hui à mobiliser la notion « d’espace public » pour cartographier, analyser et interroger à nouveau frais des phénomènes sociaux ? Les chercheurs en sciences humaines et sociales, en particulier ceux qui s’intéressent au Maghreb et au Machrek, le mobilisent-ils au titre d’un concept, rigoureusement construit, ou bien cherchent-ils à en interroger les contours définitoires à partir des terrains d’observation qu’ils mènent ? Quels enjeux – épistémologiques et méthodologiques – attachent-ils, ou non, au fait de recourir à cette terminologie, et sinon, que manquent-ils dans l’analyse ? En outre, à quelles sources philosophiques puisent-ils et quel dialogue initient-ils vraiment entre leur discipline et la philosophie ?

Si la référence aux travaux d’Habermas est fréquente (Habermas 1962, 1990), Hannah Arendt (Arendt, 1958) est aussi souvent citée, ainsi que le pragmatiste John Dewey (1927). Comment l’enquête de terrain met-elle à l’épreuve la notion d’espace public et comment celui-ci en retour permet-il aux chercheurs d’appréhender différemment les réalités sociales qu’ils tentent de décrypter ? Au cœur de cette journée d’étude, l’enjeu est non seulement de proposer un dialogue interdisciplinaire, mais bien de questionner les tensions entre la théorie philosophique et l’empirie propre aux travaux des sciences humaines et sociales ancrés en l’occurrence au Maghreb et au Machrek.

2° Le deuxième angle qui nous apparaît intéressant pour aborder la question est celui de l’eurocentrisme et de son dépassement. Dans la mesure où les modèles philosophiques qui sous-tendent ces travaux – de façon plus ou moins explicite et étayée – sont empruntés majoritairement semble-t-il à la tradition occidentale, à quel type de tensions s’exposent-ils lorsqu’ils sont mis en œuvre sur des terrains du Maghreb et du Machrek ?

Lorsque, pour n’évoquer que lui, Habermas mobilise le concept d’espace public, il cherche à penser ensemble un certain nombre de phénomènes et de processus qui lui semblent caractéristiques de la modernité politique : au tournant du XVIIIème siècle dans l’Europe des Lumières, la multiplication des « coffee house », des salons, des clubs, la diffusion des idées par voie de presse, mais aussi l’existence de « contre-publics » non « littéraires », s’inscrivent selon lui dans un même mouvement de démocratisation et d’autonomisation de la société civile face à l’État absolutiste. Cela n’est pas symétriquement le cas en Égypte par exemple, où l’adoption tardive de l’imprimerie, au XIXe siècle, comme ailleurs dans le monde islamique, est allée de pair avec une diffusion croissante de la pensée réformiste musulmane (Cole, 2002), après qu’elle a d’abord servi la circulation de textes classiques soufis et de la piété musulmane dans un contexte où les taux d’alphabétisation étaient plus faibles qu’en Europe. Cela conduit à formuler un certain nombre de questions placées au cœur de cette journée d’étude : dans quelle mesure un tel idéal-type est-il reconductible dans d’autres aires et à d’autres époques (par ex Offenstadt Boucheron 2011) ? Quels amendements son exportation requiert-elle ? À quelles transformations s’expose-t-il dès lors qu’on le mobilise pour penser d’autres formes de modernités ? (Eisenstadt, 2004)

Cette journée d’étude propose de nourrir le dialogue entre la philosophie politique et les SHS en remettant l’espace public à l’honneur de la réflexion.

Bibliographie :

Allal, A. (2011), « ‘Avant on tenait le mur, maintenant on tient le quartier !’: Germes d’un passage au politique de jeunes hommes de quartiers populaires lors du moment révolutionnaire à Tunis », Politique africaine, 121, 53-67.

Arendt, H. (1958), Condition de l’homme moderne, dans L’Humaine Condition, Gallimard, 2012.

Carle Z. (2020), « Retourner la force : reprises et citations dans les slogans révolutionnaires égyptiens », Mots. Les langages du politique, 122 | 2020, 21-38.

Carle Z., Huguet F. (2015), « Les graffitis de la rue Mohammed Mahmoud. Dialogisme et dispositifs médiatiques », Égypte/Monde arabe, 12 | 2015, 149-176.

Cefaï, D. (2017), « Publics et publicité : vers une enquête pragmatiste »

Cole, J. (2002), « Printing and Urban Islam in the Mediterranean World, 1890-1920 », in Leila Tarazi Fawaz et Christopher Alan Baily, Modernity and Culture. From the Mediterranean to the Indian Ocean, Columbia University Press, New York, p. 344-364.

David, J.-C (2002), « Espace public au Moyen-Orient et dans le monde arabe, entre urbanisme et pratiques citadines », Géocarrefour, vol. 77, numéro 3.

Dewey, J. (1927), Le Public et ses problèmes, Gallimard.

Dwonch A.S. (2019), Palestinian Youth Activism in the Internet Age : Online and Offline Social Networks after the Arab Spring, I. B. Tauris & Company.

Eickelman, D.F, Anderson, J.W, (2003), New Media in the Muslim world : The Emerging Public Sphere, New Haven, Indiana University Press.

Eisenstadt, S. (2004) « La modernité multiple comme défi à la sociologie », Revue du MAUSS, vol. no 24, no. 2, 2004, p. 189-204.

El Chazli, Y. (2012), « Sur les sentiers de la révolution : Comment des Égyptiens « dépolitisés » sont-ils devenus révolutionnaires ?, Revue française de science politique, 62, 843-865.

Gerbaudo, P. (2012), Tweets and the Streets : Social Media and Contemporary Activism, Pluto Press.

Göle, N. (2013), « La visibilité disruptive de l’Islam dans l’espace public européen : enjeux politiques, questions théoriques », Cahiers Sens public, 2013/1-2 (n° 15-16), p. 165-184.

Habermas, J. (1962) L’Espace public, Paris, Payot, 1978.

Hmed, C. (2016), « ‘Le peuple veut la chute du régime’ : Situations et issues révolutionnaires lors des occupations de la place de la Kasbah à Tunis, Actes de la recherche en sciences sociales, 2016/1-2 (N° 211-212), p. 72-91.

Hoexter, M., Eisenstadt, S., Levtzion N. (2002), The Public Sphere in Muslim Societies, New-York, State University of New York Press.

Kim, H.H et Lim, C. (2019), « From virtual space to public space: The role of online political activism in protest participation during the Arab Spring », International journal of comparative sociology, vol.60 no 6. p. 409‑434.

Lecomte, R. (2013), « Au-delà du mythe de la “révolution 2.0”. Le rôle des “médias sociaux” dans la révolte tunisienne », dans Amin Allal et Thomas Pierret (dir.), Au cœur des révoltes arabes. Devenir révolutionnaires, Paris, Armand Colin, p. 161-180.

Lynch, M. (2006), Voices of the New Arab public : Iraq, Al-Jazeera, and Middle East politics today, New-York, Columbia University Press.

Mermier, F. (2005), Le livre et la ville. Beyrouth et l’édition arabe, Arles, Actes Sud/Sindbad.

Mermier, F. (2009), « Médias et espace public pan-arabe : de quoi parle-t-on ? » dans Khadija Mohsen-Finan, Les Médias en Méditerranée : Nouveaux médias, monde arabe et relations internationales, Paris, Actes Sud, p. 1-18.

Offenstadt N., Boucheron, P. (2011), L’espace public au Moyen Âge. Débats autour de Jürgen Habermas. Presses Universitaires de France.

Poirier, M. (2013), « De la place de la Libération (al-Tahrir) à la place du Changement (al-Taghyir) : transformations des espaces et expressions du politique au Yémen », dans A. Allal et T. Pierret (dir.), Au cœur des révoltes arabes. Devenir révolutionnaires, Paris, Armand Colin, p. 31-51.

Raymond, A. (2014), « Espaces publics et espaces privés dans les villes arabes traditionnelles », dans La ville arabe, Alep, à l’époque ottomane : (XVIe-XVIIIe siècles), Beyrouth, Presses de l’Ifpo.

Salvatore A. (2007), The Public Sphere : Liberal Modernity, Catholicism, Islam, New-York, Palgrave Macmillan.

Tripp, C. (2016), «Art, Power and Knowledge : Claiming Public Space in Tunisia », Middle East Law and Governance, 8(2-3), p. 250-274.

 

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