Par Chakib ARAROU,
Chercheur associé, IREMAM (Aix-Marseille Université) – Centre Jacques-Berque (Rabat)
chakib.ARAROU@univ-amu.fr

L’année 1964 dans l’histoire de la littérature Marocaine

La fin des années 1950 et le début des années 1960 constituent un tournant dans la structuration du champ littéraire au Maroc. Les cadres du mouvement national investissent de nombreuses positions institutionnelles, notamment dans la nouvelle université marocaine qui voit le jour en 1957, dans la presse des partis politiques, au sein de la société nationale de radiodiffusion ou dans certains ministères. Avant la création d’un ministère entièrement dédié à la culture, en 1974, les affaires culturelles relèvent de la compétence du ministère de l’Information, puis brièvement de celui des Habous et des affaires islamiques entre 1972 et 1974[1].

L’année 1964 mérite qu’on s’y arrête particulièrement. Elle est celle de l’émergence de lignes de conflictualité nouvelles à l’intérieur du champ littéraire marocain. D’un côté, le duopole formé par Abdallah Guennoun [ʿAbdallāh Gannūn, 1908-1989] et Abdelkrim Ghallab [ʿAbd al-Karīm Ġallāb, 1919-2017],  deux figures qui accaparent un très grand nombre de positions institutionnelles à l’intérieur du champ, définit sa doctrine culturelle et littéraire avec la parution simultanée de deux ouvrages : une histoire de la littérature marocaine moderne, Aḥādīṯ ʿan adab al-Maġrib al-ḥadīṯ [Propos sur la littérature marocaine moderne] de Guennoun, qui traite de la période allant du début du XXe siècle à l’Indépendance, et un recueil d’articles de Ghallab intitulé Fī l-ṯaqāfa wa-l-adab [De la culture et de la littérature], qui propose une vue d’ensemble du rôle de la littérature et de la culture dans le nouveau Maroc qui émerge. Je commencerai par étudier ces deux textes qui forment une synthèse du grand projet de « rattrapage » de la nahḍa par le mouvement national pendant la période coloniale, et esquisse ses prolongements possibles.

Cette même année 1964 apparaissent deux revues littéraires où s’agrègent les premiers éléments d’un pôle revendiquant une forme d’autonomie, et se dégageant de la tutelle de l’État et de celle du Parti de l’Istiqlal. La première, Maǧalla li-l-qiṣṣa wa-l-masraḥ [Revue de la nouvelle et du théâtre], est lancée à l’initiative conjointe de Mohammed Berrada [Muḥammad Barrāda, n. 1938], membre de l’UNFP (Union Nationale des Forces Populaires) de Mehdi Ben Barka, de l’historien istiqlalien Muḥammad al-ʿArabī al-Massārī [1936-2015] et du journaliste et écrivain ʿAbd al-Ǧabbār al-Saḥīmī [1938-2012], membre de l’aile gauche de l’Istiqlāl et responsable du supplément culturel de son journal Al-ʿAlam. Je m’intéresserai particulièrement au manifeste de cette revue éphémère (trois livraisons) et à sa virulente attaque contre les intellectuels organiques de l’État marocain et leurs choix culturels.

La seconde, Aqlām, sera plus pérenne et continuera de paraître jusqu’en 1982. Son comité de rédaction est une pure émanation de l’Union Nationale des Forces Populaires, parti qui connaît en ce milieu des années 1960 une forte répression. Citons en particulier le philosophe Mohammed Abed Al-Jabri [Muḥammad ʿĀbid al-Ǧābirī, 1936-2010] et le nouvelliste Mohammed Ibrahim Bouallou [Muḥammad Ibrāhīm Būʿallū, 1926-2024], membres actifs du parti qui prennent part à la création de la revue. La revue témoigne, dans ses premières années d’activité, de l’apparition de nouveaux réseaux littéraires arabes au Maroc, notamment avec la Syrie qui occupe une place prépondérante dans ses publications et ses influences.

  1. Guennoun et Ghallab : histoire et programmatique des institutions naissantes

  2. 1. Aḥādīṯ ʿan al-adab al-maġribī l-ḥadīṯ: des leçons savantes pour le Mashriq

Dans le sillage de son anthologie de littérature classique Al-nubūġ al-maġribī fī l-adab al-ʿarabī [1937], les Aḥādīṯ publiés par Abdallah Guennoun en 1964 sont le fruit d’une intéraction de leur auteur avec les institutions culturelles du Mashriq. L’ouvrage est en effet la synthèse d’une série de conférences données à l’Institut des Hautes Études Arabes de la Ligue Arabe au Caire, organe de recherche scientifique actif depuis le début des années 1950. Guennoun, membre du Maǧmaʿ al-luġa al-ʿarabīya [Académie de langue arabe] du Caire à partir de 1961, est sollicité dans le cadre d’une entreprise plus large de production d’un état des lieux des différentes littératures modernes de l’aire arabophone, par pays ou par région[2].

L’introduction de Guennoun permet de saisir les longues tractations qui ont donné lieu à la réalisation de l’ouvrage : il est sollicité lors du Congrès des Écrivains Arabes du Caire fin 1957 par l’un des enseignants de l’Institut, le Palestinien Isḥāq Mūsa al-Ḥusaynī [1904-1990], pour présenter y la littérature contemporaine du « Maghreb Arabe », et décline l’invitation en raison de son désintérêt avoué pour la matière en question. Nous sommes donc face à un texte dont l’auteur reconnaît lui-même la distance vis-à-vis de sa matière et son peu d’engouement pour elle, en dépit même de son rôle majeur sur la scène littéraire et culturelle au Maroc depuis les années 1930. Là où Al-nubūġ al-maġribī se présentait comme une initiative personnelle, les Aḥādīṯ sont un effort consenti à contre-cœur, dans le cadre du projet collectif d’érudition d’une institution savante. On ne peut en vérité manquer, à la lecture de l’introduction, de ressentir la marque d’un certain dédain, tant bien que mal dissimulé sous l’invocation du devoir.

Polymathe et savant avant tout, très secondairement poète et principalement reconnu dans les milieux littéraires pour sa contribution pionnière à la formation du corpus classique, Guennoun adopte dans les Aḥādīṯ une attitude de surplomb vis-à-vis du champ littéraire marocain en formation, n’adhérant pas à son illusio[3] ou, à tout le moins, affirmant fortement l’extériorité de son point de vue. Les motivations qui président à la réalisation de l’ouvrage ressortissent de la dynamique d’un autre cadre, celui du champ académique arabe transnational auquel il participe. Il ne s’agit en rien d’une entreprise de promotion de cette littérature, à laquelle il avoue explicitement dans sa préface ne pas s’intéresser (« lā uʿnā bi-l-adab al-ḥadīṭ[4]»).

La méthodologie développée dans l’ouvrage, mi-chronologique mi-thématique, procède de l’établissement d’un corpus et de sa lecture uniquement, malgré la contemporanéité de l’objet. Nous sommes face à une œuvre de critique philologique plutôt que d’histoire de la période contemporaine, l’auteur s’en tenant à la mise en ordre et au commentaire des seuls textes, comme il l’avait fait de son corpus classique, et ce bien que les protagonistes de la période fussent pour la plupart encore vivant·es voire en activité au début des années 1960. Le dialogue avec les acteur·ices est présenté comme une source potentielle de tracas plutôt que comme une richesse. La posture adoptée est celle de l’archiviste, se maintenant à bonne distance de sa matière, plutôt que celle du praticien participant du microcosme qu’il décrit et de sa genèse.

Ce texte, première histoire de la littérature moderne au Maroc jamais écrite par un auteur marocain, s’adresse donc au public d’une institution savante du Caire. C’est là que sera d’abord publié l’ouvrage, édité par l’Institut lui-même, la première édition marocaine datant quant à elle de 1978 seulement[5]. Cette histoire à destination du Mashriq s’ancre dans un postulat résolument unitaire. Guennoun admet un décalage d’un demi-siècle entre le début de la nahḍa du Mashriq, qu’il situe au cours du règne de Muḥammad ʿAlī Bāšā en Égypte [1805-1848], et son amorce au Maroc, datée quant à elle de la veille de la Première Guerre Mondiale[6].

En revanche, il fonde son discours sur le double postulat d’une littérature arabe et d’une nahḍa unique traversant toute la région :

Nous avons veillé à faire se croiser le Maroc et le Mashriq arabes, car nous croyons qu’ils suivent une seule direction, que toutes les contrées arabes ont participé à la nahḍa de la littérature moderne, véritable point de départ d’une pensée arabe que ne limite pas son origine orientale ou maghrébine. Les Arabes visent l’unité et leur parole le rassemblement. Les légères différentes entre nos sociétés locales ne sont pas suffisamment fortes pour transformer la littérature de chaque contrée et la distinguer de celle d’une contrée sœur, de même que les frontières artificielles imposées aux pays arabes n’ont pu faire dévier les peuples de leur orientation vers l’unité politique totale. La littérature arabe est une et indivisible, et les écoles et les tendances qu’on y trouve sont, à notre sens, nées de l’interaction entre la pensée des littérateurs arabes et les courants intellectuels modernes auxquels la littérature arabe a été confrontée par le moyen de la traduction des littératures du monde et par la connaissance des différentes cultures étrangères. Rien de ces écoles et de ces tendances ne provient de la nature des régions, des populations, des particularismes ethniques et d’héritage, comme il a plu à certains de le prétendre[7]

Présentant au centre de l’aire arabophone la littérature de son pays périphérique, Guennoun insiste fortement sur l’arabité de cette littérature et sur son inscription dans l’histoire collective de la nahḍa, sans réellement donner de contenu à l’une ou à l’autre de ces notions. Il s’agit avant tout de produire un récit légitimant cette production périphérique, et donc bien inclus dans le récit collectif panarabe émanant du centre.

Les dynamiques culturelles et politiques sont décrites comme entièrement solidaires l’une de l’autre. Guennoun ne dissocie pas non plus les productions des champs littéraire, journalistique et politique. Les articles de presse produits au sein du mouvement national pour défendre la réforme du régime du protectorat puis son abolition, ou ceux qui y promouvaient diverses pratiques culturelles, comme celle de l’éducation physique, se trouvent inclus dans le corpus littéraire. On y trouve même les discours de figures ne s’étant jamais définies elles-mêmes comme udabāʾ et adībāt [littérateur·ices], à commencer par le sultan Muḥammad b. Yūsuf (Mohammed V) lui-même, inclus en bonne place, et longuement cité et commenté[8].

Les clivages internes à l’aire arabophone sont rapportés aux frontières coloniales pour affirmer leur caractère exogène et artificiel. Le projet d’une culture unifiée se comprend dans son inscription dans un cadre politique plus large. Les courants régionalistes émanant du centre de l’aire sont quant à eux implicitement désignés ici comme des menaces à l’unité culturelle arabe. Guennoun, qui représente le Maroc dans ces institutions savantes, tient avant tout un discours de défense et d’illustration de l’arabité du pays, où transparaît une protestation de la périphérie contre un localisme émergeant au centre et menaçant d’accroître encore la marginalisation des pays les moins dotés.

En interne, Guennoun n’est pas entièrement indifférent aux ébauches d’autonomisation du champ. Il observe qu’un mouvement de spécialisation dans l’écriture littéraire, commence à se faire jour à la fin de la période du protectorat[9]. Il note également la diversification des thématiques de la poésie. Le passage des figures imposées de dithyrambe ou d’élégie à un imaginaire plus varié est souligné comme un facteur de transformation majeur. Un exemple mérite particulièrement d’être mentionné. Il consacre quelques pages fort intéressantes à Mohamed Ben Brahim  [Muḥammad b. Ibrāhīm dit Šāʿir al-Ḥamrāʾ [1897-1955], poète de Marrakech et secrétaire du Pacha El Glaoui et auteur d’une œuvre très singulière dans la période, marquée par le néo-classicisme puis le romantisme dans le plus pur sillage des productions du Mashriq. Guennoun présente le marrakchi comme un jalon important de l’évolution de la poésie marocaine, se référant notamment à un poème satirique décrivant un hôtel-restaurant populaire tangérois :

Si chaque terre au monde porte en elle sa souillure

Celle de Tanger, c’est le restaurant baladī

Tanger aux gens exquis comme parfum de musc

Au contraire du patron du restaurant baladī

Qui t’apporte des plats escortés par les mouches

En brouillard elles bourdonnent au restaurant baladī

Tu resteras bouche bée devant les puces

Quand tu verras leur taille au restaurant baladī

Une danseuse à la porte t’accueillera en disant

Bienvenue aux invités du restaurant baladī

Les punaises grosses comme des fèves, les connais-tu ?

Leurs nids sont dans les lits du restaurant baladī[10]

Les traits que relève Guennoun à propos de ce poème nous interpellent. D’abord, il y voit l’apparition d’une figure nouvelle : celle du poète bohème[11], dont la vie d’errance et la fréquentation de milieux interlopes introduisent dans la poésie des éléments tenus à l’écart par la poésie marocaine traditionnelle, mais aussi par les poètes nationalistes. Loin de disqualifier ce prosaïsme truculent, Guennoun renvoie à la poésie arabe classique et notamment à un poète du début de l’ère abbasside, Abū Dulāma [m. vers 777 de l’ère courante], pour replacer ces topiques dans l’histoire longue de la littérature arabe[12]. Abū Dulāma sert aussi de référence pour justifier la présence du comique dans ce poème, là où cette modalité de l’écriture, pour le dire d’un euphémisme, restait discrète chez les contemporains.

Ce n’est pas le moindre des mérites de l’historien de la littérature que fut Guennoun que d’avoir valorisé cette figure et d’y avoir perçu l’émergence d’un type d’écrivain·e nouveau dans le champ littéraire marocain moderne, introduisant une esthétique du bas-matériel et un comique populaire qui y étaient alors insolites. La bohème littéraire décrite par Pierre Bourdieu dans la France du XIXe siècle[13], inventant un style de vie, une littérature réaliste et revendiquant d’autonomie de la littérature, tient dans ce poète son unique figure marocaine dans la première moitié du XXe siècle. L’écrivain-bohème ne gagnera d’importance dans le champ qu’à partir de la deuxième moitié des années 1960, avec les débuts des romanciers et nouvellistes Mohamed Choukri [Muḥammad Šukrī, 1935-2003], Driss El Khoury [Idrīs al-H̱ūrī, 1939-2022] et Mohamed Zafzaf [Muḥammad Zafzāf, 1943-2001], figures du pôle autonome du champ littéraire marocain de la seconde moitié du XXe siècle[14]. La distance du polymathe à son objet lui aura, en fin de compte, permis de percevoir les linéaments d’un dépassement de la dichotomie entre traditionnalisme local et modernisme nahḍawī au cœur même de son âge d’or, et de prendre réellement le phénomène en compte, préfigurant des tendances qui se confirmeront.

  1. 2. Fī l-ṯaqāfa wa l-adab : un projet civilisationnel

Le recueil d’articles de Abdelkrim Ghallab, Fī l-ṯaqāfa wa-l-adab[15], se présente quant à lui comme une sorte d’ouvrage de synthèse des orientations culturelles élaborées au sein du parti nationaliste et conservateur de l’Istiqlāl, dont l’auteur est resté membre actif jusqu’à son décès en 2017, et dont il dirige à l’époque le quotidien, Al-ʿAlam. Fortement ancré dans le nationalisme arabe, le propos de Ghallab se fonde sur la primauté de l’ancrage dans l’arabité dans l’identité culturelle du Maroc. Dans un article intitulé « Ittiǧāhunā al-ḥaḍārī » [« Notre orientation civilisationnelle »], il développe d’abord une théorie sur le rôle que joue le Maroc dans cet ensemble culturel. Par sa position géographique de verrou de la Méditerranée occidentale, par le détroit de Gibraltar, et de porte de l’Afrique de l’Ouest par son extension saharienne, le pays joue, écrit-il, un double rôle de propagation et de défense de la civilisation arabo-islamique.

La fonction de propagation s’est d’abord illustrée dans la conquête de l’Andalousie et dans le rôle joué par les dynasties marocaines dans le maintien de l’arabité et de l’islamité de ce territoire, et s’est poursuivie par la diffusion de l’Islam et de la langue arabe en Afrique subsaharienne occidentale, qu’il continue pour sa part à nommer al-Sudān. Quant à la fonction défensive, elle est initiée par la résistance de l’Afrique du Nord aux croisades, puis par la continuité du royaume chérifien face aux diverses tentatives de pénétration européennes. La colonisation, survenue plus tardivement au Maroc qu’en Algérie et en Tunisie, ne s’est maintenue que quatre décennies, ce qui tend à confirmer dans l’histoire contemporaine une tendance longue d’après Ghallab. Cette double fonction propagatrice et défensive au sein de la nation arabe et islamique forme, selon lui, le cadre dans lequel doit se penser la culture marocaine.

Sur le plan littéraire et culturel, à l’évidence, le Maroc n’est pas le moteur de la dynamique du réveil arabe moderne, phénomène tardivement importé du Mashriq où se situe son véritable foyer. Plus encore, si l’on s’intéresse à la littérature, le Maroc a pâti plus longuement que le reste de la région d’un système scolaire traditionnel qui, non seulement, ne faisait pas la promotion de l’adab, mais contrariait même les vocations des étudiants et les encourageait à se détourner de ce registre de l’expression et du savoir au profit des seules sciences religieuses. Ce qu’a en revanche à proposer le pays tient dans un certain rapport à la langue hérité de cette histoire particulière :

La langue au Maroc est demeurée saine, au moins pour l’essentiel, et n’a pas été pénétrée par des xénismes, ni dévaluée par la défaillance du style. Elle est demeurée, malgré le retard de l’enseignement et le renoncement à l’adab, aussi saine et pure qu’elle pouvait le demeurer dans sa situation, son environnement et sa vie propres, avec ce que l’enseignement proposait de riche et de clair[16].

Le cadre historiographique nahḍawī postule une décadence de la civilisation arabo-islamique entre la sortie de l’Andalousie à la fin du XVe siècle et la campagne française en Égypte à partir de 1798, supposée avoir mis la région tout entière face à son infériorité technique et culturelle et avoir suscité le réveil de la conscience arabe. À l’intérieur de ce récit, le Maroc ne peut ni revendiquer le leadership culturel ni se prévaloir d’un quelconque rôle de précurseur, mais il lui est loisible de se valoriser en tant que sanctuaire, ayant été épargné par la présence turque et n’ayant connu que quatre décennies d’occupation européenne, et ayant dès lors pu maintenu intact le vieux trésor linguistique.

Laissons de côté les thèses largement battues en brèche que présente Ghallab, et retenons qu’il fonde sa vision du rôle du pays dans la culture arabe sur une idéologie linguistique conservatrice, se déclinant dans le lexique organiciste de la santé, de la pureté et de la pérennité. Ghallab suggère que le pays peut offrir à la « grande nation » son statut de conservatoire d’une langue intacte. Grâce à cette pérennité du pur arabe classique, le Maroc aurait rapidement rattrapé une bonne partie de son « retard » littéraire et culturel sur le Mashriq dans la première moitié du XXe siècle. Lorsque les ouvrages classiques réédités au Levant ou en Égypte parviennent au Maroc, Ghallab prétend qu’ils y trouvent un lectorat encore parfaitement familier de cette langue, là où les Orientaux devaient la réapprendre.

L’objectif de Ghallab est d’inciter le champ littéraire marocain à produire une littérature à destination du reste du monde arabe, lisible en particulier par son centre. L’idéologie linguistique qui se manifeste dans ces pages doit donc se comprendre comme la marque d’une des stratégies caractéristiques des périphéries littéraires, relevée par Pascale Casanova en son temps : l’hypercorrection, instrument de légitimation par excellence des littératures dominées[17]. Les institutions culturelles de la périphérie marocaine jouent ainsi la carte de l’antique Qarawiyīn et de son mythe, de la fréquentation tardive des vieilles grammaires classiques par le milieu lettré, pour promouvoir un Maroc insulaire où perdure la grande culture andalouse pieusement conservée et entretenue.

Ces brevets d’arabité intacte sont, pour une toute petite nation littéraire à la production quantitativement faible et largement ignorée, un moyen d’exister sur la carte, là où les grands centres régionaux comme Le Caire et Beyrouth, dont la littérature commence à être traduite dans les langues européennes et qui dominent l’économie régionale du livre, peuvent se permettre de faire valoir leurs spécificités. Ghallab, idéaliste à l’imitation de son mentor politique Allal El Fassi [ʿAllāl al-Fāsī, 1910-1974],  se réfère au XVIIIe siècle français pour avancer que la fonction de la littérature est d’anticiper les mouvements de la société et d’y infuser les idées que l’action, dans un deuxième temps, matérialise[18]. L’intellectuel est d’abord un producteur d’idées qui emploie le langage pour engendrer l’action dans un milieu donné. La tâche qui singularise l’écriture littéraire et la distingue des autres activités intellectuelles est la capacité à exprimer les idées dans un langage d’affects, qui touche à la sensibilité commune et qui doit, pour cela, s’inscrire résolument dans un imaginaire collectif déterminé.

Ghallab s’évertue sur cette base à relire toute l’histoire de la littérature arabe en tant qu’expression du lent éveil de la conscience nationale. La poésie antéislamique est ainsi décrite comme un moment fondateur où se révèle une figure du poète comme héraut de la tribu, première réalité collective proto-nationale de la civilisation arabe. Toute l’histoire de l’adab arabe de l’ère classique est ensuite envisagée sous le prisme du développement d’une conscience collective de l’appartenance à la umma arabo-islamique, avec une cassure finale que constitue, sans surprise, la perte d’al-Andalus[19]. Le propos enjambe ensuite allègrement les quatre siècles suivants, pour reprendre son fil avec Hafez Ibrahim [Ḥāfiẓ Ibrāhīm, 1872-1932] et les poètes néo-classiques égyptiens. On retrouve ici en condensé la vision de la culture et de la littérature adoptée par le mouvement national, dans laquelle le réveil du Mashriq reprend le flambeau éteint lors de la chute de Grenade dans l’histoire glorieuse de la civilisation arabe, demeurée entre temps figée dans on ne sait quel coma profond.

Très disert sur l’histoire longue de la civilisation arabo-musulmane, la mission historique du Maroc à l’intérieur de celle-ci ou l’insertion de la littérature dans le cadre de la lutte pour la libération nationale, Ghallab se révèle en revanche peu prolixe et assez catégorique lorsqu’il s’agit d’envisager la littérature marocaine au présent. La plus brève section du livre, intitulée « Adab mā baʿd al-ṯawra » [« La littérature postrévolutionnaire »], laisse transparaître sa perception des développements les plus contemporains du champ. Le titre lui-même nous en donne un indice majeur, en construisant une périodisation fondée sur l’histoire politique récente : la révolution dont il est question étant bien entendu l’Indépendance du Maroc, Ghallab distingue un avant et un après 1956 en littérature, soumettant entièrement cette dernière à la périodisation de l’histoire politique.

Le constat est ici amer. La jeune littérature du Maroc indépendant a manqué à ses devoirs : exprimer la joie du peuple, dessiner les traits d’une vie émancipée de la tutelle coloniale, faire l’inventaire des séquelles laissées par la bataille et des blessures à panser. Le constat est sans appel :

Ce n’est pas par ingratitude que j’affirme ne rien trouver de tout cela : la poésie n’a pas pris sa part, la nouvelle n’a pas émergé, le roman n’a pas encore montré le bout de son nez dans le monde littéraire superficiel du Maroc. On peut donc dire que la révolution, si elle est parvenue à renverser la situation, à mettre fin à l’ère coloniale et à donner un nouveau cours à l’existence, n’a en revanche pas su imprimer sa marque sur les littérateurs ou ceux qui se revendiquent tels. Plus précisément – il n’est guère besoin de s’étendre sur cette affaire – la voix de la poésie ne porte plus, et les tentatives sporadiques de poètes ayant gagné l’estime du milieu littéraire au Maroc sont à présent comme anéanties. Exception faite de quelques tentatives dues à des jeunes qui tentent leur chance en poésie, particulièrement dans le domaine de la poésie en prose où certains expriment le besoin de libération totale et d’incarnation de la liberté véritable dans la vie du peuple, tentatives qui ne me semblent pas parvenues à maturité, la poésie ne transmet pas son message dans la littérature postrévolutionnaire, pas plus que la nouvelle, que le roman ou que le théâtre[20].

Ghallab semble en vérité éprouver toutes les difficultés du monde à penser ce champ littéraire national en formation comme un espace potentiellement hétérogène. Son analyse ne part pas d’une analyse précise des contenus des œuvres produites depuis le milieu des années 1950, et notamment de celles qu’il évoque brièvement pour la poésie, où il n’est pas difficile de reconnaître les premières productions de poètes comme Mohammed Sebbagh [Muḥammad al-Ṣabbāġ, 1930-2013], Abdelkrim Tabbal [ʿAbd al-Karīm al-Ṭabbāl, n. 1931] ou Mohamed Serghini [Muḥammad al-Sarġīnī, n. 1930] qui publient dans les colonnes du quotidien qu’il dirige lui-même, Al-ʿAlam.

On peut voir dans ces pages la marque d’une idéologie littéraire tournant à vide, et peinant à penser un rôle différent pour la littérature dans cette période dont il occulte par ailleurs entièrement les forts remous politiques. La posture est d’autant plus étonnante que Ghallab, qui pratique alors la critique depuis plus de vingt-cinq ans, n’a toujours rien publié lui-même à ce stade en dehors de la presse et de l’essai militant. Il s’institue donc juge depuis une position consolidée hors du champ, et trahit son peu de prise avec ce qui y a cours.

  1. La formation d’un pôle oppositionnel

  2. 1. Maǧalla li-l-qiṣṣa wa-l-masraḥ: un nouveau paradigme générationnel

Cette même année 1964 apparaissent les deux premières revues culturelles marocaines indépendantes à la fois de l’État et du Parti de l’Istiqlāl. Maǧalla li-l-qiṣṣa wa-l-masraḥ est comme je l’ai indiqué une revue transpartisane, tandis qu’Aqlām, sa rédaction est une vitrine culturelle officieuse de l’Union Nationale des Forces Populaires.

Le manifeste de Maǧalla li-l-qiṣṣa wa-l-masraḥ peut être lu comme une réponse à la doctrine culturelle officielle telle qu’Abdelkrim Ghallab en donne l’image parfaite. Son titre, « Kilāb al-ḥirāsa wa ṣāniʿū l-qiyam » (« Les chiens de garde et les producteurs de valeurs »), constitue un clin d’œil à l’écrivain français Paul Nizan et à son pamphlet contre la philosophie universitaire de la première moitié du XXe siècle, Les Chiens de garde. En ce début des années 1960, Nizan, mort en 1940, connaît un regain d’intérêt posthume par suite de la réédition de son roman Aden Arabie, assortie d’une préface de Jean-Paul Sartre. La présence de ce dernier est d’ailleurs particulièrement marquée dans ce texte comme dans bien des débats marocains des années 1960.

Le texte s’ouvre sur le constat d’une fracture traversant le champ intellectuel marocain, exprimée sous la forme d’un conflit générationnel :

Les jeunes qui ont vécu la bataille de l’Indépendance et ont ensuite vu apparaître une brume insignifiante agitée de verbiage et de slogans excessifs, ont senti, dès les premiers instants, l’ampleur de la crise et l’ont acceptée comme une évidence dont il fallait prendre conscience pour la dépasser. À ce moment-là, les points de divergence sont devenus clairs entre deux générations : une génération sereine, imbue de sa propre vérité, rayonnante d’autosatisfaction pour ses efforts dans la bataille de la libération, débordante de foi en les gens, de conviction et de vie : « un tien vaut mieux que deux tu l’auras » ; et une génération angoissée, déchirée et trépignante, qui a perdu tout appui et s’est égarée dans un labyrinthe de questions et de faits. Cette génération a aussitôt découvert qu’elle n’était pas seule dans son angoisse et son aliénation, qu’elle était maintenant prise dans le tourbillon qui s’est emparé du monde entier et lui a apposé une seule et même marque : celle du danger de l’indigence et des scandales du luxe dont il faut se délivrer[21].

S’opposent ici les bénéficiaires objectifs des premières années de l’Indépendance du Maroc dans le domaine culturel que sont les ʿaṣrīyīn [« modernistes » d’inspiration nahḍawīya] des années 1930 devenus les nouveaux clercs de l’état marocain, à une classe d’étudiants, de jeunes professeurs et de journalistes qui se singularise par un souci marqué de la question sociale, et se trouve systématiquement marginalisée dans l’espace public. Nous sommes moins d’un an avant la féroce répression des révoltes lycéennes et étudiantes de 1965 à Casablanca. Au moment où il écrit ce texte, Mohammed Berrada (son véritable auteur) vient d’être écarté de la société nationale de radiodiffusion marocaine où il officiait comme programmateur culturel par le général Oufkir, en raison de la place trop importante qu’il accordait à des artistes critiques voire contestataires[22].

Ce manifeste se distingue entièrement du discours métaculturel et métalittéraire produit jusqu’ici dans les journaux et revues au Maroc, et ce au moins sous deux aspects. D’abord, il n’y est plus question de nahḍa. Berrada, récemment rentré du Caire où il a effectué ses études supérieures, ne semble pas souffrir du même complexe du « retardataire » que ses prédécesseurs des années 1930 à 1950. Il présente la situation des écrivains arabes comme homogène du Maroc à l’Irak sur le plan matériel : situation de dépendance économique, vis-à-vis de la fonction publique en particulier, qui place toute activité littéraire sous l’emprise de l’État et ramène les écrivains à leur statut de scribes officiels, d’où la référence aux « chiens de garde ».

Le lexique qui s’y déploie est lui aussi inédit au Maroc. Le manifeste est écrit au nom d’une « avant-garde consciente » (« ṭalīʿa wāʿiya ») qui propose avec cette revue une plateforme de dialogue et d’élaboration d’un concept nouveau de la littérature. Ce qui distingue ce concept de celui qui s’était formé au sein du mouvement national est d’abord son a-nationalisme : le mot waṭan, fait assez rare pour être souligné à l’époque, n’est pas employé une seule fois dans le texte. Il ne s’agit plus de participer à l’élaboration d’une conscience nationale, mais de produire une littérature à destination d’un lectorat particulier, celui des étudiants et de la jeunesse urbaine éduquée, qui souhaite arracher les pratiques littéraires à la cour et les employer contre ce qu’il nomme « iqāmat ʿaqīdat al-malakīya l-muṭlaqa[23] » (« l’établissement d’une doctrine de la monarchie absolue »).

Le cadre esthétique de la littérature qui est appelée des vœux de l’auteur reste flou. Le texte reprend au Qu’est-ce que la littérature ? de Jean-Paul Sartre quelques grandes lignes directrices, en particulier l’idée de la littérature comme propagatrice de mauvaise conscience dans la société, opposable aux forces conservatrices. Le choix du théâtre et de la nouvelle au détriment de la poésie, s’il n’est pas réellement justifié dans le texte, ne peut lui-même pas manquer de faire songer à ce texte où Sartre caractérise la poésie par son refus d’utiliser le langage et de concevoir les mots comme choses et non comme signes. Par ailleurs, il est marqué par une perspective absente dans la littérature et le métadiscours du mouvement national comme des institutions nouvelles : l’internationalisme. L’auteur invite à la fois à développer le roman au Maroc sous l’influence des littératures dominantes états-unienne, européennes et russe, et à prêter attention aux productions littéraires d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine. Cette proposition, dans le contexte de l’époque, constitue un décentrement neuf, faisant sortir la réflexion sur la littérature de la triangulation entre champ marocain en formation et modèles européen et mashriqi. Restée lettre morte, la revue en question n’ayant pu se maintenir plus d’une année, la proposition de ce texte mérite néanmoins d’être signalée comme un précédent, notamment, sur le plan de l’internationalisme, vis-à-vis des orientations prises quelques années plus tard par la revue Souffles.

  1. 2. Aqlām: littérature révolutionnaire et ouverture syro-irakienne

La revue Aqlām, quant à elle, ne propose pas de manifeste fondateur édictant une vision de la littérature, fût-elle sommaire, abstraite et de seconde main comme dans le texte de Mohammed Berrada. L’affiliation partisane de son comité de rédaction, proche de l’UNFP, est palpable dans la ligne éditoriale, bien que non-revendiquée de manière explicite. Du reste, comme le souligne Berrada, l’influence du parti sur la jeunesse urbaine marocaine de cette période déborde largement les cercles militants proprement dits :

Tous les écrivains qui sympathisaient avec l’UNFP puis l’USFP, ou même y adhéraient, n’étaient pas pour autant des militants actifs. Il y avait un poids symbolique du parti. C’était le parti de la gauche, où se posait la question postcoloniale, le parti de Ben Barka aussi bien évidemment. Pour tous les jeunes qui se révoltaient contre leur famille, contre l’ordre établi, il constituait un refuge et un lieu de socialisation. La plupart des écrivains qui l’ont fréquenté de près ou de loin étaient des écrivains réalistes, un peu directs dans leur approche, mais bien ancrés dans la réalité de la société marocaine et aussi bien au fait des évolutions récentes dans la littérature arabe. Tous ces éléments ont été positifs dans le processus de maturation de notre littérature, surtout dans un contexte aussi difficile. Le régime, à l’époque, était vraiment une sorte de Père Fouettard : il faisait peur, il menaçait la jeunesse, et le parti recueillait naturellement cette jeunesse empêchée[24].

Tout à fait dans la droite ligne de ce propos, on lira les productions de la revue Aqlām non pas comme l’expression d’une ligne culturelle partisane proprement dite mais comme l’émanation de groupes d’intellectuels sympathisant ou participant à divers degrés à sa dynamique politique, et influencés à ce titre par sa ligne socialiste et révolutionnaire. Les différents textes de présentation du projet de la revue ou de réflexion théorique ont généralement pour objet le champ entier de la culture et questionnent, dans un vocabulaire plus ou moins marxisant, sa fonction dans la lutte révolutionnaire.

Sur le plan littéraire, un texte théorique du poète Ahmed Mejjati [Aḥmad al-Maǧǧāṭī, 1936-1995] vient confirmer cette orientation en tentant d’articuler une réflexion sur l’écriture littéraire à une analyse du moment historique. Pour Mejjati, la période est au prolongement et à l’élargissement de la bataille anticoloniale en vue d’une révolution totale. Cette dernière passe par la mise en valeur du combat culturel, marginalisée selon lui dans la période du protectorat. Il s’agit donc de faire de l’écriture littéraire un outil d’élucidation de la réalité en vue de sa transformation. L’article frappe par son fort degré d’abstraction : aucune œuvre littéraire n’y est citée, et le lexique employé est particulièrement marqué par la rhétorique militante qui prévaut à l’époque dans les milieux de la gauche radicale : protestations contre le spontanéisme, invitation à la planification révolutionnaire[25].

Un élément surnage néanmoins : la littérature ici imaginée est implicitement ancrée dans l’aire arabophone. Son « essor » nouveau doit reposer sur deux modalités principales : un rapport à l’étranger qui ne soit plus marqué par le suivisme mais par l’affirmation d’une spécificité nationale, d’une part, et d’autre part un ancrage dans le long cours de la production en langue arabe :

Le poète doit concilier dans sa création l’élan révolutionnaire avec l’identité nationale authentique. Il a le droit – dans son effort pour parachever le moment civilisationnel – de se rebeller contre la langue en tant qu’elle est une victime parmi d’autres de la logique, mais il n’a pas le droit de rompre le lien entre cette langue et la conscience nationale, comme nous le faisons aujourd’hui en posant pour préalable à notre écriture de nous débarrasser de tous les acquis de la poésie arabe, laquelle repose sur une nature linguistique intuitive qui résiste à l’analyse et commande aux ellipses et aux symboles. Toute nouveauté qui n’émerge pas de cette vérité n’est que bavardage et finira, avec le temps, par disparaître[26].

La conscience nationale ici évoquée est qawmīya et non waṭanīya, ce qui laisse entendre dans le vocabulaire de l’époque qu’elle est plutôt arabe que marocaine. Le texte de Mejjati plaide pour une évolution radicale de la poésie arabe tout en reconduisant l’idée que la langue arabe elle-même est pourvue d’une nature (« ṭabīʿa ») qui sert de substrat à une conscience collective, cette dernière devant être préservée.

Ce postulat, ainsi que certaines expressions employées dans le texte, portent à croire qu’un dialogue implicite lie cet article à un texte théorique du poète syrien Adonis [ʿAlī Aḥmad Saʿīd Isbir dit Adūnīs n. 1930], publié deux ans plus tôt dans la revue libanaise Šiʿr sous le titre « Al-šiʿr al-ʿarabī wa-muškilat al-taǧdīd » (« La poésie arabe et le problème de l’innovation »)[27]. Adonis y formule certaines des thèses qui seront plus tard développées dans son maître-ouvrage Al-ṯābit wa-l-mutaḥawwil [Le Fixe et le Mouvant][28], en particulier celle d’une culture arabe vouée par une supposée essence religieuse à la clôture et à la fixité[29]:

La poésie arabe contemporaine doit […] dépasser les valeurs de fixité présentes dans son patrimoine poétique ancien et dans son héritage culturel en général, pour pouvoir créer une poésie à la hauteur du moment civilisationnel [je souligne] qu’il vit. Naturellement, il ne doit pas considérer que son patrimoine poétique contient des valeurs définitives, et tout aussi naturellement il doit considérer son patrimoine civilisationnel sous cet angle. Ainsi, le patrimoine poétique et culturel arabe devient une partie de la civilisation humaine, accumulée et qui se poursuit, et n’a de sens qu’en tant qu’il s’insère dans cette civilisation humaine, en tant qu’il est humain et fondé sur la liberté et la raison. Le poète arabe ne puise pas à ce seul patrimoine, mais bien à cet ensemble civilisationnel total[30].

Les similitudes lexicales sont nombreuses entre les deux textes. Celui de Mejjati caricature cette désacralisation du patrimoine arabe, naturellement voué à se réinscrire dans une perspective universaliste, et lui oppose une nature linguistique de la langue arabe qui s’impose à toute poésie écrite dans cette langue. Sans le nommer, Mejjati s’emploie à amender le texte d’Adonis pour articuler nationalisme et ouverture à l’universel, le tout dans une perspective qui se veut révolutionnaire. La défense de l’ancrage arabe en littérature est transversale au sous-champ arabophone du champ littéraire marocain, transcendant notamment les clivages politiques. La marge marocaine produit, dans son pôle le plus institutionnel comme dans son pôle le plus autonome, des discours de défense de l’appartenance à la Grande Nation puisque les auteur·ices de ce champ périphérique y recherchent légitimation et reconnaissance. Le positionnement cosmopolite d’Adonis, invitant les poètes arabes à percevoir leur culture comme une province d’une civilisation perçue comme unique et mondiale, suscite au Maroc la critique d’écrivains moins bien dotés qui, à l’inverse, mettent en avant leur arabité pour s’imposer dans une aire qui les maintient au bout de la table[31].

Les relations avec d’Aqlām avec le Mashriq ne se réduisent pas à ce dialogue occulte. Le rôle de la revue aura d’abord été d’introduire de manière massive la littérature syrienne contemporaine au Maroc. On peut supposer que les liens avec la Syrie ont été facilités par deux de ses rédacteurs, Al-Jabri et Mejjati, fraîchement diplômés de l’Université de Damas. L’effet le plus superficiellement constatable, mais pas le moindre, est la présence de nombreuses autrices : Ghada Samman [Ġāda al-Sammān, n. 1942], qui commence à peine sa carrière littéraire en Syrie, est publiée dans Aqlām dès le premier numéro, suivie par les poétesses Khadija al-Jarrah [H̱adīǧa al-Ǧarrāḥ, 1923-2000], Sania Saleh [Sanīya Ṣāliḥ, 1935-1985] et Amal al-Jarrah [Amal Ǧarrāḥ, 1945-2004]. Les autrices du Mashriq étaient, jusqu’ici, largement ignorées par les revues marocaines, le champ littéraire marocain amorçant lui-même de timides débuts de féminisation dans les années 1960. En réalité, la première équipe de la revue Aqlām travaille en étroite collaboration avec la revue Al-Maʿrifa, créée deux ans plus tôt dans le giron du ministère syrien de la Culture. Ses animateurs, comme le nouvelliste Zakaria Tamer [Zakariyā Tāmir, n. 1931] ou le dramaturge et critique d’art Salman Qataya [Salmān Qaṭāya, 1930-2004], sont régulièrement publiés par Aqlām. En retour, Al-Maʿrifa met en avant les jeunes auteurs du groupe, notamment Ahmed Mejjati ou le nouvelliste et romancier Mohamed Zafzaf qui y publie, en 1968, ses premiers articles critiques. Le groupe d’écrivains de la nébuleuse de l’UNFP semble ainsi trouver dans la revue institutionnelle du régime du Baath syrien un interlocuteur alternatif au Mashriq, plus en phase avec sa vision de la littérature que les vieux réseaux égyptiens de l’Istiqlāl.

Aqlām donne aussi la parole à des figures du champ poétique irakien, non seulement en publiant leurs œuvres comme le faisaient déjà les revues Al-Motamid et Ketama au début des années 1950, mais par des entretiens comme celui accordé à Mohammed Berrada par le poète Abdelwahab Al Bayati [ʿAbd al-Wahhāb al-Bayātī, 1926-1999][32]. Al Bayati se fait dans cet entretien le prescripteur d’une doctrine poétique complète, comprenant à la fois un cadre idéologique (révolutionnaire et panarabe), une revendication de l’autonomie des pratiques poétiques (et notamment de la distance nécessaire entre les écrivain·es et les partis politiques), et une série de partis-pris esthétiques et formels (réalisme, interaction avec l’imaginaire populaire, écriture elliptique et concise tranchant avec la phrase de prose)[33]. Ceci n’est qu’un indice anecdotique de la diversification des réseaux au Mashriq qui se produit au Maroc dans ces années. Le Caire, pour ces groupes de jeunes écrivain·es des années 1960, a cessé pour de bon d’être la qibla.

Conclusion

S’il n’y a pas lieu de parler, comme l’a fait Antoine Compagnon pour l’année 1966 dans la littérature française, d’annus mirabilis[34], notamment en fait de publication d’œuvres de création où le Maroc continue à piétiner dans une production extrêmement réduite[35], on peut néanmoins parler d’année charnière pour le champ littéraire marocain. Le discours métalittéraire y connaît en effet un moment d’intensité particulière. Une doctrine institutionnelle de la littérature s’élabore, dessinant à la fois une historiographie officielle et une idéologie de la langue et du rôle de l’écrivain·e. Émerge dans le même temps un pôle qu’à défaut de pouvoir qualifier d’autonome en raison de la forte emprise partisane sur les groupes que nous avons décrits, on peut nommer pôle oppositionnel. Ce nouveau pôle définit des axes (engagement sartrien, marxisme culturel, internationalisme, insertion dans les nouveaux réseaux littéraires du Levant) qui seront structurants dans la genèse du champ au cours de la décennie à venir, dans un climat d’instabilité politique et d’antagonisme qui transparaît déjà, sous la forme classiquement euphémisée que prennent les débats esthétiques, entre les lignes de quelques uns des textes que nous avons parcourus ici.

[1] Les différentes étapes de la mise en place de la politique culturelle de l’État marocain Ont été étudiées par Amina Touzani dans Culture et politique culturelle au Maroc, Casablanca, La Croisée des Chemins, 2003, p. 21-97.

[2] Ibid., p. 6. Citons à titre d’exemple Arkān al-nahḍa l-adabīya fī Tūnus [Pilliers de la Renaissance littéraire en Tunisie] d’al-Fāḍil b. ʿĀšūr, Tunis, Maktabat al-Naǧāḥ, 1960.

[3] Pierre Bourdieu nomme ainsi « l’intérêt pour le jeu et les enjeux » d’un champ et l’investissement qui découle de la valorisation de ce jeu et de ses enjeux. Les Règles de l’art, Paris, Le Seuil, 1992, p. 373.

[4] Aḥādīṯ, p. 13.

[5] Publiée par la maison casablancaise Dār al-Ṯaqāfa. C’est une réédition de cette version que nous utilisons ici.

[6] Aḥādīṯ, p. 17. Sauf indication contraire, les traductions de cet article sont réalisées par nos soins.

[7] Cité par Gannūn, Ibid., p. 79.

[8] Aḥādīṯ, p.98-101.

[9] Ibid., p. 97.

[10] Cité par Gannūn, Ibid., p. 79.

[11] Guennoun parle en arabe de « ḥayāt buhīmīya » à propos de Bin Ibrāhīm. Ibid., p. 80.

[12] Idem. On peut d’ailleurs se demander si le choix de ce poète noir, qui jouait à la cour abbasside un rôle semblable à celui d’un bouffon, n’a pas été choisi à dessein par Guennoun pour parfaire le parallèle avec Bin Ibrāhīm, dont les origines méridionales sont rares dans un champ encore sous domination écrasante de la bourgeoisie urbaine du quart nord-ouest du Maroc, et lui-même secrétaire d’un potentat local qui couvrait ses audaces poétiques. Voir la notice bio-bibliographie d’Abū Dulāma dans Julie Scott Meisami et Paul Starkey, Encyclopedia of Arabic Literature, Londres, Routledge, 1998, vol. 1, p. 30.

[13] Les Règles de l’art, p. 84-89.

[14] L’étude d’Anouk Cohen sur le Café de la Presse à Casablanca donne un aperçu de ce qu’a été la réalité sociologique de ces écrivains, gravitant pour la plupart dans l’orbite de la presse nationale ou de l’enseignement public primaire ou secondaire, et choisissant les bars et les lieux de vie nocturne comme lieux par excellence de socialisation littéraire. Voir « Le café de la Presse : laboratoire d’une élite intellectuelle à Casablanca » dans Michel Peraldi et al., Casablanca, éditions Karthala, coll. Hommes et Sociétés, 2011, p. 197-213.

[15] Casablanca, Maṭbaʿat al-Aṭlas, 1964.

[16] Fī l-ṯaqāfa wa l-adab, p. 51.

[17] Pascale Casanova, La République mondiale des Lettres, Paris, Le Seuil, 1999, p. 361.

[18] Fī l-aqāfa wa l-adab, p. 85.

[19] Il n’est pas ici pertinent de trop détailler le propos de Ghallab sur ce sujet trop éloigné du nôtre. Cependant, les développements et spéculations sur la rareté de la « littérature de combat » dans le corpus andalou méritent d’être lues. Fī l-ṯaqāfa wa l-adab, p. 95 sq.

[20] Ibid., p. 131-132.

[21] Muḥammad Barrāda, « Kilāb al-ḥirāsa wa ṣāniʿū l-qiyam », Maǧalla li-l-qiṣṣa wa-l-masraḥ, n°1, 1964. Repris dans Al-Rabīʿ n°10, 2020, p. 203.

[22] Voir l’entretien accordé par Berrada à Kenza Sefrioui dans Souffles (1966-1973), espoirs de révolution culturelle au Maroc, Casablanca, Le Sirocco, 2013, p. 307.

[23] Art. cit., p. 206.

[24] Entretien réalisé par nos soins. Voir annexes.

[25] Aḥmad al-Maǧǧāṭī, « Naḥwa inṭilāqa adabīya ṣaḥīḥa » [« Vers un véritable essor littéraire »], Aqlām n°3, juillet 1964, p. 13.

[26] Ibid., p. 14.

[27] Šiʿr n°21, janvier 1962, p.90-106.

[28] 3 vol., Beyrouth, Dār al-ʿawda, 1974.

[29] Les thèses fixistes d’Adonis ont été amplement critiquées depuis. Voir par exemple Suleiman Mourad, « His Own Prophet : Adonis’s misguided polemic against Islam », The Baffler [en ligne], septembre 2021, https://thebaffler.com/latest/his-own-prophet-mourad, consulté le 5 juillet 2024.

[30] « Al-šiʿr al-ʿarabī wa-muškilat al-taǧdīd », p. 97-98.

[31] Je reprends cette expression à Jean-Luc Godard, évoquant son sentiment de cinéaste vis-à-vis des arts « aînés » (peinture, littérature…), et exprimant ainsi l’incorporation d’une hiérarchie. Entretien à la Radio Télévision Suisse, 10 mai 2018. En ligne, https://www.rts.ch/info/culture/cinema/9559781-jeanluc-godard-et-le-festival-de-cannes-une-longue-histoire.html, consulté le 10 juillet 2024.

[32] « Muqābala maʿa l-šāʿir al-ʿirāqī ʿAbd al-Wahāb al-Bayātī », Aqlām n°6, novembre 1964, p. 1-5.

[33] Art. cit., p.3-4.

[34] « 1966 : annus mirabilis » dans Le Débat n°171, 2012, p.102 à 116.

[35] ʿAbd al-Raḥīm ʿAllām ne recense aucune œuvre romanesque pour cette année dans sa Bibliyūġrāfiā l-riwāya l-maġribīya l-maktūba bi-l-luġa l-ʿarabīya 1942-1999 [Bibliographie du roman marocain écrit en langue arabe 1942-1999], Rabat, UEM, 1999. Pour la poésie, Muḥammad Qāsimī compte deux recueils. Voir Sayrūrat al-qaṣīda. Bibliyūġrāfiā l-šiʿr al-ʿarabī l-ḥadīṯ bi-l-Maġrib , 1936-2000 [Devenir du poème. Bibliographie de la poésie arabe moderne au Maroc 1936-2000], Rabat, UEM, 2000.

[79] « Capitant, Marcel Marie Georges », in R. Drago et al. (dir.), Dictionnaire biographique des membres du Conseil d’État (1799-2002), Paris, Fayard, 2004, p. 430, « Capitant, Marcel, Marie, Georges », in Base Léonore [https://www.leonore.archives-nationales.culture.gouv.fr/ui/notice/65498].

[80] Ordonnance du 4 février 1959, JO du 8, p. 1751. Voir R. Gruner, op. cit., p. 60-61, 242.